Noëlle BATT

Dynamique littéraire et non linéarité

 

Noëlle Batt

Université de Paris 8

 

 

            La réflexion que je propose ici est de nature épistémologique. Elle s’inscrit dans ce mouvement qui a cherché à confronter théories des sciences dures et théories des sciences humaines dans leurs épistémès ou paradigmes dominants et qu’ont amorcé en France les travaux de Michel Foucault, Michel Serres, Gilles Deleuze, Edgar Morin. La décade de Cerisy sur l’auto-organisation organisée en juin 1981 par Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy fut sans doute le premier de ces colloques-passeurs qui ont suivi depuis en grand nombre.

 

            C’est dans cette perspective qu’a travaillé ces dernières années le Centre de Recherche sur la Littérature et la Cognition qu’avec Olga Scherer je dirige à Paris VIII depuis 1984, en explorant différents pontages possibles entre théories littéraires et théories scientifiques. Après une première phase de recherche sur l’auto-organisation (la complexité par le bruit, l’émergence du sens et de la fonction, les réseaux connexionnistes), notre travail a porté sur les fractals et sur la théorie du chaos. Nous nous sommes aussi attachés à élaborer, en collaboration avec des collègues canadiens —Michel Pierssens, Jean-François Chassay— et américains —Sydney Lévy, Katherine Hayles, William Paulson, Paul Harris— une nouvelle branche de la critique, l'épistémocritique (cf. TLE N° 10 et N°11 et SubStance N°71/72).

 

            Mon projet est donc d'exposer comment la théorie des systèmes dynamiques non linéaires, encore dite théorie du chaos déterministe, peut entrer en résonance avec la théorie de ce système sémiotique complexe qu’est le texte littéraire, saisi, soit dans sa phase de création, soit dans sa phase de réception— lecture, analyse, interprétation. La visée de cette mise en résonance est double. Il s’agit, d’une part, comme je l’ai dit plus haut, de travailler pour l’épistémologie en montrant comment des paradigmes apparentés sous-tendent la modélisation du monde naturel et humain en ce XXème siècle finissant. Il s’agit, d’autre part, en tentant de décloisonner les domaines littéraire et scientifique et en créant des conditions de contamination mutuelle, de déclencher un peu d’invention intellectuelle dans les deux domaines.

           

            Le paradigme du chaos façonne notre vision du monde depuis une vingtaine d’années. Le terme s’est popularisé souvent contre l’avis des mathématiciens et physiciens pour désigner la théorie des systèmes dynamiques non linéaires, mais aussi par extension et parfois abusivement, toutes les manifestations d’incertitude, de désordre ou d’imprévisibilité dans les systèmes.

            Il faudrait pour être exact accoler au mot chaos dans son usage mathématique et physique l’adjectif déterministe. Car le chaos qui concerne les physiciens n’est pas ce chaos qui «tout d’abord naquit», avant «Terre aux larges flancs» et «Amour, le plus beau de tous les dieux immortels», comme le dit Hésiode dans sa Théogonie (116-125), ni cette «masse informe d’éléments mal unis et discordants» dont parle Ovide dans les Métamorphoses (I, 5-9). Il désigne le fait que certains systèmes dynamiques naturels ou artificiels dont le comportement est a priori déterminé peuvent aussi se comporter de manière imprévisible et présenter des phases qui semblent aléatoires à certains moments de leurs parcours du fait d’une sensibilité à leurs conditions initiales internes. C’est le fameux «effet papillon» d’Edward Lorenz (1993) que David Ruelle résume par une formule minimale qui sonne comme un proverbe populaire: «A petites causes grands effets» (1991 [b], p 169).

 

            Nous commençons aujourd’hui à nous habituer à ce couplage paradoxal , mais il serait bon de ne pas oublier ce qu’a pu avoir de choquant pour les scientifiques qui travaillaient dans le cadre de la mécanique classique l’association de ces deux idées a priori antinomiques : le déterminisme et l’imprévisibilité.

            De plus, on pensait généralement que l’évolution chaotique d’un système ne pouvait se produire que dans le cas d’un système faisant intervenir une grande quantité de paramètres difficiles à apprécier du fait de leurs interactions multiples. Edward Lorenz, météorologue américain cité plus haut a donc créé une véritable révolution en démontrant qu’un système très simple à trois paramètres, décrit par trois équations pouvait être un système chaotique. Mais Poincaré soulignait déjà le phénonème en 1908 dans Science et Méthode  :

 

            Une cause très petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'Univers à l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même Univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois; mais il n'en est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux; une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. (cité par Chabert et Dahan Dalmedico 1992, p. 274)

 

            Pour rendre ces abstractions imaginables, je préciserai que les systèmes chaotiques peuvent décrire des systèmes physiques naturels comme, par exemple, le mouvement des planètes ou les turbulences d’eau ou d’air —tourbillons autour des piles d’un pont, soliton, ouragans, tornades—ou bien des systèmes biologiques  —le système sanguin, le système pulmonaire, le fonctionnement du coeur et du cerveau lui-même— ou encore des systèmes écologiques —certains cycles de population animale, ainsi l’évolution couplée du nombre des carpes et des brochets dans un étang.

            Des extensions ont été faites récemment au champ des sciences sociales; on parle maintenant du système boursier par exemple comme d’un système dynamique non linéaire.

 

            Peuvent aussi être chaotiques des systèmes artificiels tels les systèmes de neurones formels qui servent en intelligence artificielle à modéliser les processus naturels décrits plus haut, qu’il s’agisse par exemple d’une tornade dans le Pacifique ou des réactions du système nerveux et dont l’ordinateur fournit de séduisantes représentations graphiques à partir des équations mathématiques qui les expriment. Tout le monde a sans doute vu au moins une fois ces somptueux motifs de cachemire qui sont la traduction opérée par l’ordinateur d’une itération mathématique.

 

 

            Mais où veut-elle en venir? se demandent sans doute certains. A priori, rien de commun entre une turbulence et un texte littéraire. Comment comparer un système physique naturel —matière, énergie, mouvement— avec un système sémiotique modélisant secondaire susceptible précisément de le modéliser. Cela semble absurde, encore que cela le soit moins qu'il y paraisse à première vue, du fait de la nature hybride, paradoxale, du texte littéraire.

            N’oublions pas, en effet, que nous avons affaire avec le texte littéraire à ce que Henri Meschonnic a nommé une forme-sens (Kant, une idée esthétique —une pensée sensible—, Lotman, une idée dans une structure et Tynianov, une forme dynamique) et que par son versant forme appuyé sur le plan de l’expression de son matériau le langage, le texte littéraire possède, comme la turbulence, une matière (substrat sonore ou graphique), douée d’une énergie qui produit des accrochages de cette matière selon des réseaux déterminés et pourtant a priori imprévisibles parce qu’ils se fabriquent au fur et à mesure du processus d’écriture et qu’il n’y a pas une seule trajectoire possible pour obéir à la dynamique qui dans un cadre globalement déterminé s’inscrira localement dans une forme donnée, neuve et singulière.

 

            Mais il est vrai aussi que par son autre versant, le versant sens, nous avons affaire à des significations, à des représentations et à des symbolisations —elles aussi appuyées sur celles du langage— qui n’acquièrent une existence que lorsqu’elles sont déchiffrées, interprétées par un cerveau humain symétrique de celui qui les a créées et, pourrait-on ajouter, lorsqu’elles sont mises en relation avec celles des autres systèmes culturels et sociaux.

 

            Le texte littéraire en ce qu’il est matière, énergie, forme et dynamique, pourrait donc avoir quelque chose de commun avec l’élémentaire, avec le phénomène lui-même.

            Mais d’autre part, en ce qu’il est système sémiotique discursif modélisant, il se rapprocherait plutôt du modèle scientifique que l’on construit pour modéliser le phénomène.

            Cette participation du texte littéraire à deux niveaux systémiques —celui du phénomène (forme-énergie-dynamique) et celui de la modélisation— peut  être relevée comme un signe de sa singularité, constitutif de sa complexité.

 

            Si l’on considère maintenant le discours de la théorie littéraire, qu'il soit celui d’une poétique, d’une sémiotique, ou d'une narratologie —méta-discours face à un discours-objet—, il est bien l’analogue de la théorie scientifique, qui fournit à la modélisation son cadre.

 

            Une dissymétrie peut toutefois être décelée dans ces mises en parallèle, liée au fait que le texte littéraire envisagé comme modélisation du monde n’est pas hiérarchiquement commandé par une théorie qui lui serait extérieure —on voit même plutôt le contraire quand la modélisation souvent induit une théorie— alors que la modélisation scientifique s'inscrit dans le cadre d'une théorie qui lui préexiste. Les deux types de modélisation, l’artistique et la scientifique, si elles peuvent être comparées, ne sont pas assimilables.

 

           

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            Passons donc brièvement en revue les caractéristiques des systèmes dynamiques non linéaires qui peuvent, au sein d’une épistémologie, entrer en résonance avec les caractéristiques des textes littéraires envisagés comme systèmes sémiotiques, et avoir une valeur heuristique pour l’étude du texte littéraire.

 

            1. Le fait d’être un système évolutif (avec variables et constantes) doué d’une dynamique temporelle.

            2. L’association paradoxale de déterminisme et d’imprévisibilité.

            3. L’alternance de phases ordonnées et de phases désordonnées.

            4. La sensibilité aux conditions initiales internes.

            5. Le fait d’avoir pour attracteur un attracteur étrange qui est une courbe fractale.

 

            Repartons des définitions de base que nous emprunterons essentiellement au livre de Edward Lorenz, The Essence of Chaos et à celui de David Ruelle, Hasard et Chaos.

 

            Un système peut désigner toute sorte d’entité qui subit des variations au cours de son évolution dans le temps.

            Un système dynamique est un système déterministe, c’est-à-dire un système dont les variations au cours de son évolution dans le temps sont déterminée par des lois précises.

            Prenons l’exemple du système solaire. Si l’on se donne les positions et les vitesses de toutes les planètes à un instant donné, les lois de la mécanique permettent de calculer leur position et leur vitesse à tout instant ultérieur. Position et vitesse sont les données initiales du système, N coordonnées de vitesse et N coordonnées de position à un instant donné. Le nombre N étant le nombre de degrés de liberté du système

            Un système est dit chaotique quand il a l’air d’être aléatoire alors qu’en fait il est déterministe. Cette apparence aléatoire  est le résultat d’une dépendance, d’une sensibilité du système à ses propres conditions initiales internes. En effet, après avoir adopté un premier type attendu de comportement, un système va soudain adopter un comportement très différent alors que les paramètres, eux, sont très peu différents de ce qu’ils étaient au départ. C’est ce que David Ruelle résume par l’expression déjà citée, «à petites causes grands effets». Cette sensibilité aux conditions initiales a pour conséquence une imprévisibilité qui devient constitutive d’un système par ailleurs déterministe; elle va contribuer à définir les systèmes chaotiques.

            Mais la nature chaotique d’un système se marquera aussi par le fait qu’une régularité pourra apparaître dans un système en apparence aléatoire quand on l'observe sur une période longue. C'est une question de point de vue et d'échelle d'observation.

            Le régime chaotique est donc défini par le fait qu'on peut anticiper une imprévisibilité constitutive tout en étant incapable de prévoir précisément la périodicité des phases ordonnées et des phases désordonnées du système.

            Enfin, tout système dynamique étant soumis à un attracteur —défini comme l’ensemble sur lequel se meut le point P représentant l’état d’un système dynamique déterministe sur une certaine durée—, cet attracteur peut avoir la forme d’un point, d’un cycle limite, d’un tore ou encore, dans le cas des  systèmes dynamiques non linéaires, d’une courbe très complexe de dimension fractale que Ruelle et Takens ont un jour nommée «attracteur étrange».

 

           

            En face des 5 traits qui caractérisent les systèmes dynamiques non linéaires, je développerai donc 5 traits correspondants, caractéristiques du système littéraire, et susceptibles d'entrer en résonance avec eux :

 

1.      Un système physique dynamique

 

            La nature systémique de l’art et donc de la littérature a, ce me semble, été suffisamment démontrée par les diverses sémiotiques littéraires qui se sont développées au cours des dernières décennies pour que je considère ce point comme acquis.

            Que l’on parle à propos du texte littéraire d’un système évolutif qui possède sa dynamique propre, peut surprendre davantage. Il suffit pour que cela devienne évident de penser le texte dans son processus de création —tous les travaux réalisés dans le cadre de la génétique des textes le prouvent— ou dans son processus de réception. On peut ici renvoyer aux travaux de l’école de Constance dont le N° 39 de la revue Poétique donnait un bon aperçu. Les variations dans la réception d’un texte au fil des âges telles qu’elles ont été étudiées par exemple par Jean Bollack avec le cas de l’Œdipe-Roi de Sophocle(1990) le prouvent pareillement.

            La présence de matière et d’énergie dans le système me paraît avoir été, elle aussi, assez bien théorisée, en particulier par les théoriciens qui se sont occupés de poésie, ainsi Iouri Tynianov dans Le Vers lui-même(1924, 1977) et Iouri Lotman dans La Structure du texte artistique(1970, 1973).

            Lotman propose des bases pour tout travail de ce type en définissant le langage de l’art comme «une hiérarchie complexe de langages mutuellement corrélés» (p. 52), en expliquant que le système littéraire utilise comme matériau de base la langue naturelle et que tout en se fondant sur elle, il la déforme et la transforme profondément. Cette transformation implique entre autres un changement des limites des signes et de leur nature même. Les signes en art ne coïncident plus avec les mots et ils acquièrent, dit Lotman, une nature iconique, figurative, sensible (cf. Batt, 1996).

 

            Il s’agit donc d’étudier dans le détail comment des éléments des niveaux infra-sémantiques de la langue naturelle (phonèmes, graphèmes) sont autonomisés, et corrélés en configurations qui outrepassent les limites du signe linguistique pour participer de la sémantique créée par le système littéraire sur le terrain d'un texte singulier.

            Lotman travaille beaucoup avec la notion de co-opposition. Les rapprochements ou oppositions sémantiques opérés dans le système artistique en modifiant ou en inversant les rapprochements ou oppositions phonologiques de la langue naturelle ou en créant des parallélismes syntaxiques créent une tension, et de cette “lutte” entre les deux systèmes résulte ce que Lotman appelle l’énergie du vers, l’énergie de la structure artistique. (p.277-280). Tynianov  en parlait déjà en termes très semblables.

 

            Une autre source de potentiel énergétique pour le texte provient de la multi-appartenance systémique de sa matière discursive, de l’utilisation d’éléments qui sont à l’intersection de plusieurs systèmes discursifs culturels, car ils reçoivent du sens de chacun de ces systèmes et peuvent jouer le rôle d’échangeur de sens entre les systèmes ainsi reliés. Chaque fois, ce sont autant de potentialités qui sont offertes au système tout entier, autant de ressources dynamiques.

           

 

            2. Déterminisme et imprévisibilité

           

Toute l’argumentation du célèbre essai de T.S. Eliot : «Tradition and the Individual Talent» (1919) revient à développer comment se négocie dans une œuvre littéraire l’équilibre délicat entre tradition et innovation. Comment une grande partie des éléments d’un récit ou d’un poème sont déterminés par des lois strictes qui définissent le genre et éventuellement un style dans le genre. Comment aussi chaque texte singulier va nous surprendre sans que nous sachions exactement où l’œuvre nous prendra à contre-pied. L’innovation (et donc l’information transmise par l’œuvre) surviendra-t-elle dans la composition de l’intrigue, dans la conception des personnages? Dans le mode de stratégie narrative adopté, dans l’association inhabituelle de telle stratégie narrative avec telle stratégie de focalisation? Dans la fusion d’un mètre et d’une série lexico-sémantique qui ne lui correspond pas? L’on pourrait évoquer ici des exemples de formes novatrices devenues canoniques comme la stratégie narrative de La Modification de Butor, mais aussi d'autres plus ponctuels et plus modestes comme cette complexification du type du voleur de grands chemins proposée par Italo Calvino dans Le Baron Perché : Jean-des-Bruyères qui se laisse capturer parce qu’ayant découvert les plaisirs de la lecture, il ne peut s’arracher à Pamela de Richardson et qui demandera comme ultime grâce avant la pendaison qu'on lui lise la fin du roman.

 

            Au rapport subtil de déterminisme et d’imprévisibilité, Umberto Eco a consacré un livre : l’Œuvre ouverte (1962, 1965) faisant de ce trait d’indétermination un trait définitoire de l’œuvre moderne.

 

            Il sera d’ailleurs le premier —avant Iouri Lotman— à emmener la sémiotique du côté de la théorie de l’information pour lui emprunter le concept de «bruit» et l’opération de «complexification par le bruit».

 

            Plus récemment, Michel Collot dans La Poésie moderne et la structure d’horizon (1989) fait une longue étude de l’indétermination cultivée par les poètes en renvoyant à la notion de structure d’horizon développée par Husserl dans les Méditations cartésiennes  :

            L’analyse complète de l’horizon externe fait donc apparaître le même paradoxe que celle de l’horizon interne. Dans un cas comme dans l’autre, l’horizon est à la fois ce qui permet la détermination progressive de l’objet, et ce qui l’expose à une indétermination irréductible.

                C’est cette ambiguïté que résume Husserl lorsqu’il parle d’un «horizon d’indétermination déterminable» ou d’un «horizon de déterminabilité indéterminée», mettant l’accent tantôt sur l’ouverture d’une possibilité infinie de déterminations successives, tantôt sur l’impossibilité d’une détermination complète et achevée. (p. 21)

 

           

            3. L’alternance de phases ordonnées et de phases désordonnées.

           

Deux stratégies de réception sont ici à distinguer pour apprécier l'alternance de phases ordonnées et de phases désordonnées dans le texte selon que l’on positionnera l’un des deux termes comme avant-plan ou comme arrière-plan.

            On peut considérer que le texte littéraire est un ensemble ordonné sur fond duquel se repèrent des passages plus flous, indéterminés, des passages d’indécision; ce que Ingarden (1931) a appelé des «zones d’indétermination» ou Iser (1976) des «blancs».

 

            On peut aussi considérer que le texte est un ensemble désordonné ou du moins fluide, non marqué, sur fond duquel se détachent des passages à forte structuration et à forte redondance, en général des passages descriptifs, saturés sémantiquement, où s’exerce souvent un travail stylistique très soutenu.

            Le recours à la théorie des fractals (avec ses deux principes clefs : l’autosimilarité avec changement d’échelle et la dimension fractionnaire —entre deux entiers–) s’est révélé très efficace pour expliquer l’engendrement  de ces passages et leur rapport au thème général du texte. Gérard Cordesse a ainsi étudié le début d’un roman de Bennett (1994 a) et les descriptions de paysages dans A Room with a view de E.M. Forster (1994 b). J'ai moi-même étudié le rapport d'auto-similarité entre la micro-structure et la macro-structure dans une nouvelle de John Updike, «Pygmalion» (1994). Hugh Kenner (1988, 1994) nous avait montré la voie en ayant recours aux fractals pour étudier les Cantos d'Ezra Pound.

            La supériorité de la notion de fractalité sur celle de mise en abyme réside en ce qu’elle permet de modéliser le lien entre les différents rapports de similitude partielle disséminés à tous les niveaux du texte en se référant à une dynamique d'engendrement du texte et non plus à une disposition statique de traits isolés.

                

             

4. La sensibilité aux conditions initiales

           

Le début d’un récit ressemble beaucoup au début d’un autre récit…à quelques détails près, qui s’avèrent justement avoir une importance disproportionnée. On peut s’émerveiller devant la variété des récits du monde alors que les principes qui les guident sont finalement si proches. Quel est le détail qui va faire bifurquer l’ensemble. Quel est l’élément local qui va être plus puissant qu’un autre pour déterminer la trajectoire de l’œuvre? On s’est beaucoup interrogé ces dernières années dans le champ des sciences humaines sur les rapports entre le local et le global, entre le tout et la partie, entre la microstructure et la macrostructure. A quel moment, sur quelles coordonnées intermédiaires se joue la dynamique de l’oeuvre? Comment s’enclenche le signe dynamique de la corrélation et de l’intégration dont parle, de façon lancinante, Tynianov dans Le Vers lui-même? C’est un des problèmes sur lesquels se penchent les spécialistes de la génétique des textes avec leurs outils propres. Peut-être y aurait-t-il sur tous ces points une jonction productive à établir entre théorie du chaos et génétique des textes.

           

           

            5. L'attracteur étrange

           

Nous en venons enfin à la notion d'attracteur étrange que nous manierons avec la plus grande prudence étant donné le pouvoir de suggestion que recèle cette expression quand on en fait un usage métaphorique.

            Pour confirmer le bien-fondé de la notion d'attracteur, je commencerai par évoquer l'usage fait, en son temps, par Paul Valéry (1939,1944, 1987) d'un autre attracteur, plus simple, le cycle limite d’un pendule qui n'arrêterait jamais son mouvement oscillatoire, afin de parler précisément du rapport entre entre le sens et la forme dans un texte poétique:

 

            Pensez à un pendule qui oscille entre deux points symétriques. Supposez que l’une de ces positions extrêmes représente la forme, les caractères sensibles du langage, le son, le rythme, les accents, le timbre, le mouvement —en un mot, la Voix en action. Associez, d’autre part, à l’autre point, au point conjugué du premier, toutes les valeurs significatives, les images, les idées; les excitations du sentiment et de la mémoire, les impulsions virtuelles et les formations de compréhension— en un mot tout  ce qui constitue le fond, le sens d’un discours. Observez alors les effets de la poésie en vous-mêmes. Vous trouverez qu’à chaque vers, la signification qui se produit en vous, loin de détruire la forme musicale qui vous a été communiquée, redemande cette forme. Le pendule vivant qui est descendu du son vers le sens tend à remonter vers son point de départ sensible, comme si le sens même qui se propose à votre esprit ne trouvait d’autre issue, d’autre expression, d’autre réponse que cette musique même qui lui a donné naissance. (1987, pp. 1331-32)

 

            On se prend à rêver de ce qu’aurait écrit Valéry s’il avait eu connaissance de l’attracteur étrange…

            Après avoir fait l'hypothèse que le système littéraire pourrait se comporter comme un système dynamique non linéaire, il est en effet non seulement tentant mais quasiment inévitable de dire que son attracteur est un attracteur étrange et de faire une seconde hypothèse selon laquelle cet attracteur étrange serait le sens lui-même. Rappelons les caractéristiques de l'attracteur étrange telles que les énoncent Bergé, Pomeau et Dubois-Gance (1994) :

            - une trajectoire qui combine divergence et convergence

            - une structure feuilletée

            - une structure fractale (dont les paramètres sont : un périmètre infini, un volume minimal, une optimisation des échanges)

            - une structure spatiale pour décrire un comportement temporel.

 

            Le sens littéraire n’est il pas exactement ce qui peut être défini comme cette déconstruction/reconstruction par co-opposition des éléments de la langue et de la culture?. L’image du pli, de la pâte du boulanger souvent utilisée pour représenter l’attracteur étrange n’est-elle une bonne concrétisation du trajet multiplanaire du sens qui traverse à un moment où à un autre tous les niveaux du texte et s'élabore par transcodages internes et externes? Les étirements en trois dimensions de l’attracteur étrange n’offrent-ils pas une image adéquate de l’inscription labile du sens dans une forme et une texture qui informent parce qu'elles déforment?   

           

           

            Tous les points présentés ont un aspect programmatique et appellent bien sûr de multiples développements. Il me semble que l’intérêt majeur de cette théorie est d’emmener ailleurs que sur le terrain que nous connaissons la question de la forme-sens, de la déterritorialiser comme dirait Deleuze pour mieux la reterritorialiser. Les concepts agissent en couple ou en réseau; L’épistémè peut se définir comme cette configuration de concepts qui recèle pour des raisons qui restent mystérieuses une productivité heuristique particulière à un moment donné. Il est intéressant de se poser la question du mode d’évolution de cette configuration ce qui nous amène à nous reposer autrement, aujourd’hui, la question de la littérature et de ses enjeux.

 

 

 

Références bibliographiques :

 

 

 

Ce texte est paru dans le volume collectif préparé et présenté par Pierre Cotte : Langage et Linéarité publié aux Presses universitaires du Septentrion à Lille en 1999

Il est ici reproduit avec l’aimable autorisation des Presses du Septentrion,

http://www.septentrion.com