Dynamique littéraire et non linéarité
Université de Paris 8
La réflexion que je propose ici est
de nature épistémologique. Elle s’inscrit dans ce mouvement qui a cherché à
confronter théories des sciences dures et théories des sciences humaines dans
leurs épistémès ou paradigmes dominants et qu’ont amorcé en France les travaux
de Michel Foucault, Michel Serres, Gilles Deleuze, Edgar Morin. La décade de Cerisy sur l’auto-organisation organisée en juin 1981 par Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy fut sans doute le premier de
ces colloques-passeurs qui ont suivi depuis en grand nombre.
C’est dans cette perspective qu’a
travaillé ces dernières années le Centre
de Recherche sur la Littérature et la Cognition qu’avec Olga Scherer je
dirige à Paris VIII depuis 1984, en explorant
différents pontages possibles entre théories littéraires et théories
scientifiques. Après une première phase de recherche sur l’auto-organisation
(la complexité par le bruit, l’émergence du sens et de la fonction, les réseaux
connexionnistes), notre travail a porté sur les fractals et sur la théorie du
chaos. Nous nous sommes aussi attachés à élaborer, en
collaboration avec des collègues canadiens —Michel Pierssens,
Jean-François Chassay— et américains —Sydney Lévy, Katherine Hayles, William Paulson, Paul Harris— une nouvelle branche de la critique,
l'épistémocritique
(cf. TLE N°
10 et N°11 et SubStance
N°71/72).
Mon projet est donc d'exposer
comment la théorie des systèmes dynamiques non linéaires, encore dite théorie
du chaos déterministe, peut entrer en
résonance avec la théorie de ce système sémiotique complexe qu’est le texte
littéraire, saisi, soit dans sa phase de création, soit dans sa phase de
réception— lecture, analyse, interprétation. La visée de cette mise en
résonance est double. Il s’agit, d’une part, comme je l’ai dit plus haut, de
travailler pour l’épistémologie en montrant comment des paradigmes apparentés sous-tendent la modélisation du monde naturel et humain en
ce XXème siècle finissant. Il s’agit, d’autre part,
en tentant de décloisonner les domaines littéraire et scientifique et en créant
des conditions de contamination mutuelle, de déclencher un peu d’invention
intellectuelle dans les deux domaines.
Le paradigme du chaos façonne notre vision du monde depuis une vingtaine d’années.
Le terme s’est popularisé souvent contre l’avis des mathématiciens et
physiciens pour désigner la théorie des systèmes dynamiques non linéaires, mais
aussi par extension et parfois abusivement, toutes les manifestations
d’incertitude, de désordre ou d’imprévisibilité dans les systèmes.
Il faudrait pour être exact accoler
au mot chaos dans son usage
mathématique et physique l’adjectif déterministe.
Car le chaos qui concerne les physiciens n’est pas ce chaos qui «tout d’abord
naquit», avant «Terre aux larges flancs» et «Amour, le plus beau de tous les
dieux immortels», comme le dit Hésiode dans sa Théogonie (116-125), ni cette «masse informe d’éléments mal unis et
discordants» dont parle Ovide dans les Métamorphoses
(I, 5-9). Il désigne le fait que certains systèmes dynamiques naturels ou
artificiels dont le comportement est a
priori déterminé peuvent aussi se comporter de manière imprévisible et
présenter des phases qui semblent aléatoires à certains moments de leurs
parcours du fait d’une sensibilité à leurs conditions initiales internes. C’est
le fameux «effet papillon» d’Edward Lorenz (1993) que David Ruelle résume par
une formule minimale qui sonne comme un proverbe populaire: «A petites causes
grands effets» (1991 [b], p 169).
Nous commençons aujourd’hui à nous
habituer à ce couplage paradoxal , mais il serait bon
de ne pas oublier ce qu’a pu avoir de choquant pour les scientifiques qui
travaillaient dans le cadre de la mécanique classique l’association de ces deux
idées a priori antinomiques : le
déterminisme et l’imprévisibilité.
De plus, on pensait généralement que
l’évolution chaotique d’un système ne pouvait se produire que dans le cas d’un
système faisant intervenir une grande quantité de paramètres difficiles à
apprécier du fait de leurs interactions multiples. Edward Lorenz, météorologue
américain cité plus haut a donc créé une véritable révolution en démontrant
qu’un système très simple à trois paramètres, décrit par trois équations
pouvait être un système chaotique. Mais Poincaré soulignait déjà le phénonème en 1908 dans Science
et Méthode :
Une cause très
petite, qui nous échappe, détermine un effet considérable que nous ne pouvons
pas ne pas voir, et alors nous disons que cet effet est dû au hasard. Si nous
connaissions exactement les lois de la nature et la situation de l'Univers à
l'instant initial, nous pourrions prédire exactement la situation de ce même
Univers à un instant ultérieur. Mais, lors même que les lois naturelles
n'auraient plus de secret pour nous, nous ne pourrions connaître la situation
initiale qu'approximativement. Si cela nous permet de prévoir la situation
ultérieure avec la même approximation, c'est tout ce qu'il nous faut, nous
disons que le phénomène a été prévu, qu'il est régi par des lois; mais il n'en
est pas toujours ainsi, il peut arriver que de petites différences dans les
conditions initiales en engendrent de très grandes dans les phénomènes finaux;
une petite erreur sur les premières produirait une erreur énorme sur les
derniers. La prédiction devient impossible et nous avons le phénomène fortuit. (cité par Chabert et Dahan Dalmedico 1992, p. 274)
Pour rendre ces abstractions
imaginables, je préciserai que les systèmes chaotiques peuvent décrire des systèmes physiques naturels comme, par
exemple, le mouvement des planètes ou les turbulences d’eau ou d’air
—tourbillons autour des piles d’un pont, soliton,
ouragans, tornades—ou bien des systèmes
biologiques —le système sanguin, le
système pulmonaire, le fonctionnement du coeur et du cerveau lui-même— ou
encore des systèmes écologiques
—certains cycles de population animale, ainsi l’évolution couplée du nombre des
carpes et des brochets dans un étang.
Des extensions ont été faites
récemment au champ des sciences sociales; on parle maintenant du système
boursier par exemple comme d’un système dynamique non linéaire.
Peuvent aussi être chaotiques des systèmes artificiels tels les systèmes
de neurones formels qui servent en intelligence artificielle à modéliser les
processus naturels décrits plus haut, qu’il s’agisse par exemple d’une tornade
dans le Pacifique ou des réactions du système nerveux et dont l’ordinateur
fournit de séduisantes représentations graphiques à partir des équations
mathématiques qui les expriment. Tout le monde a sans doute vu au moins une
fois ces somptueux motifs de cachemire qui sont la traduction opérée par
l’ordinateur d’une itération mathématique.
Mais où veut-elle en venir? se
demandent sans doute certains. A priori,
rien de commun entre une turbulence et un texte littéraire. Comment comparer un
système physique naturel —matière, énergie, mouvement— avec un système
sémiotique modélisant secondaire susceptible précisément de le modéliser. Cela
semble absurde, encore que cela le soit moins qu'il y paraisse à première vue,
du fait de la nature hybride, paradoxale, du texte littéraire.
N’oublions pas, en effet, que nous
avons affaire avec le texte littéraire à ce que Henri Meschonnic
a nommé une forme-sens
(Kant, une idée esthétique —une pensée sensible—, Lotman,
une idée dans une structure et Tynianov, une forme
dynamique) et que par son versant forme
appuyé sur le plan de l’expression de son matériau le langage, le texte
littéraire possède, comme la turbulence, une matière (substrat sonore ou
graphique), douée d’une énergie qui produit des accrochages de cette matière
selon des réseaux déterminés et pourtant a
priori imprévisibles parce qu’ils se fabriquent au fur et à mesure du
processus d’écriture et qu’il n’y a pas une seule trajectoire possible pour
obéir à la dynamique qui dans un cadre globalement déterminé s’inscrira
localement dans une forme donnée, neuve et singulière.
Mais il est vrai aussi que par son
autre versant, le versant sens, nous
avons affaire à des significations, à des représentations et à des
symbolisations —elles aussi appuyées sur celles du langage— qui n’acquièrent
une existence que lorsqu’elles sont déchiffrées, interprétées par un cerveau
humain symétrique de celui qui les a créées et, pourrait-on ajouter,
lorsqu’elles sont mises en relation avec celles des autres systèmes culturels
et sociaux.
Le texte littéraire en ce qu’il est
matière, énergie, forme et dynamique, pourrait donc avoir quelque chose de
commun avec l’élémentaire, avec le phénomène lui-même.
Mais d’autre part, en ce qu’il est
système sémiotique discursif modélisant, il se rapprocherait plutôt du modèle
scientifique que l’on construit pour modéliser le phénomène.
Cette participation du texte
littéraire à deux niveaux systémiques —celui du phénomène (forme-énergie-dynamique)
et celui de la modélisation— peut être
relevée comme un signe de sa singularité, constitutif de sa complexité.
Si l’on considère maintenant le
discours de la théorie littéraire, qu'il soit celui d’une poétique, d’une
sémiotique, ou d'une narratologie —méta-discours face
à un discours-objet—, il est bien l’analogue de la
théorie scientifique, qui fournit à la modélisation son cadre.
Une dissymétrie peut toutefois être
décelée dans ces mises en parallèle, liée au fait que le texte littéraire
envisagé comme modélisation du monde n’est pas hiérarchiquement commandé par
une théorie qui lui serait extérieure —on voit même plutôt le contraire quand
la modélisation souvent induit une théorie— alors que la modélisation
scientifique s'inscrit dans le cadre d'une théorie qui lui préexiste. Les deux
types de modélisation, l’artistique et la scientifique, si elles peuvent être
comparées, ne sont pas assimilables.
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Passons donc brièvement en revue les
caractéristiques des systèmes dynamiques non linéaires qui peuvent, au sein
d’une épistémologie, entrer en résonance avec les caractéristiques des textes
littéraires envisagés comme systèmes sémiotiques, et avoir une valeur heuristique
pour l’étude du texte littéraire.
1. Le fait d’être un système
évolutif (avec variables et constantes) doué d’une dynamique temporelle.
2. L’association paradoxale de
déterminisme et d’imprévisibilité.
3. L’alternance de phases ordonnées
et de phases désordonnées.
4. La sensibilité aux conditions
initiales internes.
5. Le fait d’avoir pour attracteur
un attracteur étrange qui est une courbe fractale.
Repartons des définitions de base
que nous emprunterons essentiellement au livre de Edward Lorenz, The Essence of Chaos et à celui de David
Ruelle, Hasard et Chaos.
Un système peut désigner toute sorte
d’entité qui subit des variations au cours de son évolution dans le temps.
Un système dynamique est un système
déterministe, c’est-à-dire un système dont les variations au cours de son
évolution dans le temps sont déterminée par des lois
précises.
Prenons l’exemple du système
solaire. Si l’on se donne les positions et les vitesses de toutes les planètes
à un instant donné, les lois de la mécanique permettent de calculer leur
position et leur vitesse à tout instant ultérieur. Position et vitesse sont les
données initiales du système, N coordonnées de vitesse et N coordonnées de
position à un instant donné. Le nombre N étant le nombre de degrés de liberté
du système
Un système est dit chaotique quand il a l’air d’être
aléatoire alors qu’en fait il est déterministe. Cette apparence aléatoire est
le résultat d’une dépendance, d’une
sensibilité du système à ses propres conditions
initiales internes. En effet,
après avoir adopté un premier type attendu de
comportement, un système va
soudain adopter un comportement très différent alors que
les paramètres, eux,
sont très peu différents de ce qu’ils
étaient au départ. C’est ce que David
Ruelle résume par l’expression déjà
citée, «à petites causes grands effets».
Cette sensibilité aux conditions initiales a pour
conséquence une
imprévisibilité qui devient constitutive d’un
système par ailleurs
déterministe; elle va contribuer à définir les
systèmes chaotiques.
Mais la nature chaotique d’un
système se marquera aussi par le fait qu’une régularité pourra apparaître dans
un système en apparence aléatoire quand on l'observe sur une période longue.
C'est une question de point de vue et d'échelle d'observation.
Le régime chaotique est donc défini
par le fait qu'on peut anticiper une imprévisibilité constitutive tout en étant
incapable de prévoir précisément la périodicité des phases ordonnées et des
phases désordonnées du système.
Enfin,
tout système dynamique étant
soumis à un attracteur —défini comme
l’ensemble sur lequel se meut le point P
représentant l’état d’un système
dynamique déterministe sur une certaine durée—,
cet attracteur peut avoir la forme d’un point, d’un cycle
limite, d’un tore ou
encore, dans le cas des systèmes
dynamiques non linéaires, d’une courbe très complexe de dimension fractale que
Ruelle et Takens ont un jour nommée «attracteur
étrange».
En face des 5 traits qui
caractérisent les systèmes dynamiques non linéaires, je développerai donc 5
traits correspondants, caractéristiques du système littéraire, et susceptibles
d'entrer en résonance avec eux :
1.
Un
système physique dynamique
La nature systémique de l’art et
donc de la littérature a, ce me semble, été suffisamment démontrée par les
diverses sémiotiques littéraires qui se sont développées au cours des dernières
décennies pour que je considère ce point comme acquis.
Que l’on parle à propos du texte
littéraire d’un système évolutif qui possède sa dynamique propre, peut surprendre
davantage. Il suffit pour que cela devienne évident de penser le texte dans son
processus de création —tous les travaux réalisés dans le cadre de la génétique
des textes le prouvent— ou dans son processus de réception. On peut ici
renvoyer aux travaux de l’école de Constance dont le N° 39 de la revue Poétique donnait un bon aperçu. Les
variations dans la réception d’un texte au fil des âges telles qu’elles ont été
étudiées par exemple par Jean Bollack avec le cas de l’Œdipe-Roi de Sophocle(1990) le prouvent pareillement.
La présence de matière et d’énergie
dans le système me paraît avoir été, elle aussi, assez bien théorisée, en
particulier par les théoriciens qui se sont occupés de poésie, ainsi Iouri Tynianov dans Le Vers
lui-même(1924, 1977) et Iouri Lotman
dans La Structure du texte artistique(1970,
1973).
Lotman
propose des bases pour tout travail de ce type en définissant le langage de
l’art comme «une hiérarchie complexe de langages mutuellement corrélés» (p.
52), en expliquant que le système littéraire utilise comme matériau de base la
langue naturelle et que tout en se fondant sur elle, il la déforme et la
transforme profondément. Cette transformation implique entre autres un
changement des limites des signes et de leur nature même. Les signes en art ne
coïncident plus avec les mots et ils acquièrent, dit Lotman,
une nature iconique, figurative, sensible (cf. Batt,
1996).
Il s’agit donc d’étudier dans le
détail comment des éléments des niveaux infra-sémantiques
de la langue naturelle (phonèmes, graphèmes) sont autonomisés, et corrélés en
configurations qui outrepassent les limites du signe linguistique pour
participer de la sémantique créée par le système littéraire sur le terrain d'un
texte singulier.
Lotman
travaille beaucoup avec la notion de co-opposition. Les rapprochements ou
oppositions sémantiques opérés dans le système artistique en modifiant ou en
inversant les rapprochements ou oppositions phonologiques de la langue
naturelle ou en créant des parallélismes syntaxiques créent une tension, et de
cette “lutte” entre les deux systèmes résulte ce que Lotman
appelle l’énergie du vers, l’énergie de la structure artistique.
(p.277-280). Tynianov en parlait déjà en termes très semblables.
Une autre source de potentiel
énergétique pour le texte provient de la multi-appartenance
systémique de sa matière discursive, de l’utilisation d’éléments qui sont à
l’intersection de plusieurs systèmes discursifs culturels, car ils reçoivent du
sens de chacun de ces systèmes et peuvent jouer le rôle d’échangeur de sens
entre les systèmes ainsi reliés. Chaque fois, ce sont autant de potentialités
qui sont offertes au système tout entier, autant de ressources dynamiques.
2.
Déterminisme et imprévisibilité
Toute
l’argumentation du célèbre essai de T.S. Eliot :
«Tradition and the Individual Talent» (1919) revient à développer comment se
négocie dans une œuvre littéraire l’équilibre délicat entre tradition et
innovation. Comment une grande partie des éléments d’un récit ou d’un poème
sont déterminés par des lois strictes qui définissent le genre et
éventuellement un style dans le genre. Comment aussi chaque texte singulier va
nous surprendre sans que nous sachions exactement où l’œuvre nous prendra à
contre-pied. L’innovation (et donc l’information transmise par l’œuvre)
surviendra-t-elle dans la composition de l’intrigue, dans la conception des
personnages? Dans le mode de stratégie narrative adopté, dans l’association
inhabituelle de telle stratégie narrative avec telle stratégie de focalisation?
Dans la fusion d’un mètre et d’une série lexico-sémantique
qui ne lui correspond pas? L’on pourrait évoquer ici des exemples de formes
novatrices devenues canoniques comme la stratégie narrative de La Modification de Butor, mais aussi
d'autres plus ponctuels et plus modestes comme cette complexification du type
du voleur de grands chemins proposée par Italo Calvino dans Le Baron Perché : Jean-des-Bruyères
qui se laisse capturer parce qu’ayant découvert les plaisirs de la lecture, il
ne peut s’arracher à Pamela de
Richardson et qui demandera comme ultime grâce avant la pendaison qu'on lui
lise la fin du roman.
Au rapport subtil de déterminisme et
d’imprévisibilité, Umberto Eco a consacré un livre : l’Œuvre ouverte (1962, 1965) faisant de ce trait d’indétermination un
trait définitoire de l’œuvre moderne.
Il sera d’ailleurs le premier —avant
Iouri Lotman— à emmener la sémiotique du côté de la
théorie de l’information pour lui emprunter le concept de «bruit» et
l’opération de «complexification par le bruit».
Plus récemment, Michel Collot dans La Poésie
moderne et la structure d’horizon (1989) fait une longue étude de
l’indétermination cultivée par les poètes en renvoyant à la notion de structure d’horizon développée par
Husserl dans les Méditations cartésiennes :
L’analyse complète de
l’horizon externe fait donc apparaître le même paradoxe que celle de l’horizon
interne. Dans un cas comme dans l’autre, l’horizon est à la fois ce qui permet
la détermination progressive de l’objet, et ce qui
l’expose à une indétermination irréductible.
C’est cette ambiguïté que résume
Husserl lorsqu’il parle d’un «horizon d’indétermination déterminable» ou d’un
«horizon de déterminabilité indéterminée», mettant l’accent tantôt sur
l’ouverture d’une possibilité infinie de déterminations successives, tantôt sur
l’impossibilité d’une détermination complète et achevée. (p. 21)
3.
L’alternance de phases ordonnées et de phases désordonnées.
Deux
stratégies de réception sont ici à distinguer pour apprécier l'alternance de
phases ordonnées et de phases désordonnées dans le texte selon que l’on
positionnera l’un des deux termes comme avant-plan ou comme arrière-plan.
On peut considérer que le texte
littéraire est un ensemble ordonné sur fond duquel se repèrent des passages
plus flous, indéterminés, des passages d’indécision; ce que Ingarden
(1931) a appelé des «zones d’indétermination» ou Iser
(1976) des «blancs».
On peut aussi considérer que le
texte est un ensemble désordonné ou du moins fluide, non marqué, sur fond
duquel se détachent des passages à forte structuration et à forte redondance,
en général des passages descriptifs, saturés sémantiquement, où s’exerce
souvent un travail stylistique très soutenu.
Le recours à la théorie des fractals
(avec ses deux principes clefs : l’autosimilarité avec changement d’échelle et
la dimension fractionnaire —entre deux entiers–) s’est révélé très efficace
pour expliquer l’engendrement de ces
passages et leur rapport au thème général du texte. Gérard Cordesse
a ainsi étudié le début d’un roman de Bennett (1994 a) et les descriptions de
paysages dans A Room with
a view de E.M. Forster
(1994 b). J'ai moi-même étudié le rapport d'auto-similarité
entre la micro-structure et la macro-structure
dans une nouvelle de John Updike, «Pygmalion» (1994). Hugh Kenner
(1988, 1994) nous avait montré la voie en ayant recours aux fractals pour
étudier les Cantos
d'Ezra Pound.
La supériorité de la notion de fractalité sur celle de mise en abyme réside en ce qu’elle
permet de modéliser le lien entre les différents rapports de similitude
partielle disséminés à tous les niveaux du texte en se référant à une dynamique
d'engendrement du texte et non plus à une disposition statique de traits
isolés.
4. La sensibilité aux conditions
initiales
Le
début d’un récit ressemble beaucoup au début d’un autre récit…à quelques
détails près, qui s’avèrent justement avoir une importance disproportionnée. On
peut s’émerveiller devant la variété des récits du monde alors que les
principes qui les guident sont finalement si proches. Quel est le détail qui va
faire bifurquer l’ensemble. Quel est l’élément local qui va être plus puissant
qu’un autre pour déterminer la trajectoire de l’œuvre? On s’est beaucoup
interrogé ces dernières années dans le champ des sciences humaines sur les
rapports entre le local et le global, entre le tout et la partie, entre la
microstructure et la macrostructure. A quel moment, sur quelles coordonnées
intermédiaires se joue la dynamique de l’oeuvre? Comment s’enclenche le signe
dynamique de la corrélation et de l’intégration dont parle, de façon lancinante,
Tynianov dans Le
Vers lui-même? C’est un des problèmes sur lesquels se penchent les
spécialistes de la génétique des textes avec leurs outils propres. Peut-être y
aurait-t-il sur tous ces points une jonction productive à établir entre théorie
du chaos et génétique des textes.
5.
L'attracteur étrange
Nous
en venons enfin à la notion d'attracteur
étrange que nous manierons avec la plus grande prudence étant donné le
pouvoir de suggestion que recèle cette expression quand on en fait un usage
métaphorique.
Pour confirmer le bien-fondé de la
notion d'attracteur, je commencerai
par évoquer l'usage fait, en son temps, par Paul Valéry (1939,1944, 1987) d'un
autre attracteur, plus simple, le cycle limite d’un pendule qui n'arrêterait
jamais son mouvement oscillatoire, afin de parler précisément du rapport entre entre le sens et la forme dans un texte poétique:
Pensez à un pendule
qui oscille entre deux points symétriques. Supposez que l’une de ces positions
extrêmes représente la forme, les caractères sensibles du langage, le son, le
rythme, les accents, le timbre, le mouvement —en un mot, la Voix en action. Associez, d’autre part,
à l’autre point, au point conjugué du premier, toutes les valeurs
significatives, les images, les idées; les excitations du sentiment et de la
mémoire, les impulsions virtuelles et les formations de compréhension— en un
mot tout ce qui constitue le fond, le sens d’un discours. Observez
alors les effets de la poésie en vous-mêmes. Vous trouverez qu’à chaque vers,
la signification qui se produit en vous, loin de détruire la forme musicale qui
vous a été communiquée, redemande cette forme. Le pendule vivant qui est
descendu du son vers le sens tend à remonter vers son point de
départ sensible, comme si le sens même qui se propose à votre esprit ne
trouvait d’autre issue, d’autre expression, d’autre réponse que cette musique
même qui lui a donné naissance. (1987, pp. 1331-32)
On se prend à rêver de ce qu’aurait
écrit Valéry s’il avait eu connaissance de l’attracteur étrange…
Après avoir fait l'hypothèse que le
système littéraire pourrait se comporter comme un système dynamique non
linéaire, il est en effet non seulement tentant mais quasiment inévitable de
dire que son attracteur est un attracteur étrange et de faire une seconde
hypothèse selon laquelle cet attracteur étrange serait le sens lui-même.
Rappelons les caractéristiques de l'attracteur étrange telles
que les énoncent Bergé, Pomeau et Dubois-Gance
(1994) :
- une trajectoire qui combine
divergence et convergence
- une structure feuilletée
- une structure fractale (dont les
paramètres sont : un périmètre infini, un volume minimal, une optimisation des
échanges)
- une structure spatiale pour
décrire un comportement temporel.
Le sens littéraire n’est il pas
exactement ce qui peut être défini comme cette déconstruction/reconstruction
par co-opposition des éléments de la langue et de la culture?.
L’image du pli, de la pâte du boulanger souvent utilisée pour représenter
l’attracteur étrange n’est-elle une bonne concrétisation du trajet multiplanaire du sens qui traverse à un moment où à un
autre tous les niveaux du texte et s'élabore par transcodages internes et
externes? Les étirements en trois dimensions de l’attracteur
étrange n’offrent-ils pas une image adéquate de l’inscription labile du
sens dans une forme et une texture qui informent parce qu'elles déforment?
Tous les points présentés ont un
aspect programmatique et appellent bien sûr de multiples développements. Il me
semble que l’intérêt majeur de cette théorie est d’emmener ailleurs que sur le
terrain que nous connaissons la question de la forme-sens,
de la déterritorialiser comme dirait
Deleuze pour mieux la reterritorialiser. Les concepts
agissent en couple ou en réseau; L’épistémè peut se définir comme cette
configuration de concepts qui recèle pour des raisons qui restent mystérieuses
une productivité heuristique particulière à un moment donné. Il est intéressant
de se poser la question du mode d’évolution de cette configuration ce qui nous
amène à nous reposer autrement, aujourd’hui, la question de la littérature et
de ses enjeux.
Références bibliographiques :
Ce texte est paru dans le volume collectif préparé et présenté par
Pierre Cotte : Langage et Linéarité publié aux Presses universitaires du
Septentrion à Lille en 1999
Il est ici reproduit avec l’aimable
autorisation des Presses du Septentrion,
http://www.septentrion.com